Histoire et évolution d’une offre médiatique alternative en France : L’exemple des radios (trans)frontalières basques et catalanes

C’est une histoire des radios associatives aux frontières que je propose ici pour mettre en exergue leurs dimensions alternative et transfrontalière, ayant permis de dépasser certaines barrières (mentales, linguistiques, culturelles). Elles permettent d’illustrer une Histoire qui s’inscrit dans un cadre plus large – celle des radios libres – débutant à la fin des années 70 sur la frontière franco-espagnole.

Mon propos est centré plus particulièrement sur les radios communautaires en langues régionales, dont l’action permet de faire lien entre des régions frontalières, non seulement dans la réactivation de liens linguistiques (basque, catalan), culturels, de patrimoines communs, mais aussi dans la construction d’une image positive des espaces transfrontaliers, notamment économiques (Ricaud, 2011). En plus d’être « naturellement » transfrontalières, celles-ci sont aussi des radios diasporiques pour lesquelles l’enjeu est de moins en moins la nécessité d’émetteurs, de relais hertziens pour exister hors frontières, mais celui de la présence sur le web qui offre de nouvelles opportunités de développement.

Se libérer des frontières, ce fut dès le début une préoccupation majeure de ces radios, cherchant historiquement à se libérer d’interdictions, de censures, de contextes contraignants ou traumatiques vécus dans le pays ou la région d’origine.

À travers cet article, nous cherchons à montrer comment ces médias nés d’un besoin d’une expression alternative, portés par des mouvements sociaux, ont su résister notamment aux remises en question du législateur et savent évoluer dans leurs missions dans un contexte de mutation numérique important (présence sur le web, sur les réseaux sociaux). Ce travail de synthèse s’appuie essentiellement sur d’anciens travaux menés sur les radios de communautés régionales et (trans)frontalières, en particulier basques et catalanes, entre 2004 et 2008 (Ricaud, 2008). Cette recherche portait sur l’analyse du discours des acteurs de ces radios (entretiens semi-directifs et ouverts ou de type « compréhensifs ») et de leurs contenus (grilles de programmes, sites Internet existants).

 

Une offre alternative, une parole libérée

À la suite du mouvement des radios libres et pirates, les radios associatives étaient nées de la volonté décentralisatrice du législateur d’offrir des moyens d’information et d’expression de proximité, notamment pour des communautés régionales, immigrées, mais aussi des mouvements sociaux dont les revendications et les actions avaient un ancrage local… Plus globalement ces radios étaient faites par le local pour le local. Rapidement, leur présence s’avéra particulièrement forte à la périphérie du territoire national, là où les identités régionales sont les plus fortes, et qui s’expriment en particulier à travers la défense de langues minorisées symbolisant la singularité de ces cultures[1].

Ainsi a-t-on vu émerger une offre adaptée à ces attentes et prenant acte de la création d’un certain nombre de radios libres, légalisées ensuite dès 1982, suite à la loi sur l’audiovisuel du 9 novembre 1981. Les pratiques du média radio se sont segmentées, en même temps que des associations, le plus souvent privées de moyens, ont trouvé un média dont le coût, la souplesse technique, le mode de diffusion, étaient adaptés à leurs besoins et contraintes.

Les alternatives médiatiques au niveau local ont émergé en marge de médias qui n’étaient pas spécifiquement locaux, ni uniquement au service ou tournés vers le local : en l’occurrence la PQR, souvent en situation de monopole, et les stations régionales, puis locales publiques de France 3 et Radio France (aujourd’hui le réseau France Bleu).

Les radios associatives, et plus largement les radios indépendantes, depuis 1981 ont dû néanmoins traverser plusieurs zones de turbulence, remettant en question en particulier leurs fragiles équilibres financiers :

–           le non renouvellement de nombreuses fréquences de radios locales associatives et indépendantes commerciales pourtant en bonne santé par la CNCL en 1986-1987 ;

–           une première remise en question du Fonds de Soutien à l’Expression Radiophonique et un non renouvellement de la commission d’attribution entre 1986 et 1988 (suite à loi du 30 septembre 1986, dite loi « Léotard ») ;

–           la menace d’une réduction du Fonds de Soutien (mai 1994) et le décret sur la publicité locale qui accompagnait la loi du 1er février 1994, dite loi « Carignon », permettant un large accès à la publicité locale aux stations de catégories D et E diffusant au moins 20% de programmes locaux (manne financière dont pouvaient être privées alors les radios de catégories A et B…) ;

–           ou encore en mai 2006 la proposition par le Ministère de la Culture et de la Communication de la création d’une aide financière sélective accordée sur projet éditorial, pour partie, remettant alors en question le mode de fonctionnement du Fonds de Soutien à l’Expression Radiophonique …

Relevé ces différents défis, ces différentes remises en question n’est possible que par l’existence de solidarités actives (dons, soutiens logistiques et juridiques, échanges de programmes et coproductions …) de la part des auditeurs, d’associations et institutions, de fédérations syndicales. Les radios de catégorie A qui se présentent dans la charte des radios citoyennes du CNRA[2] comme locales, citoyennes, indépendantes et solidaires, ont su faire jouer et maintenir cette solidarité. Leur avenir passe plus que jamais par une logique de réseau, d’entraide, de coopération et, pour certaines, par une politique d’échange, de mutualisation, de constitution de fonds sonores, d’archives à usage collectif.

La revanche des périphéries

L’histoire des médias aux frontières, c’est d’abord celle d’une revanche des périphéries sur le centre, d’une appropriation des moyens médiatiques par les populations locales, et en particulier, par ceux qui parmi les basques et catalans considérés ces médias nationaux et régionaux comme éloignés de leurs propres systèmes de représentation et sentiments d’appartenance.

Le paysage médiatique local, en Pays Basque de France comme en Pyrénées Orientales, était largement dominé par la presse quotidienne régionale (Sud-Ouest et L’indépendant du Midi). En France, au-delà du monopole sur la radio et la télédiffusion jusqu’en 1981; l’État-nation construit et consolidé autour d’une identité et d’une langue uniques, profondément centrifuge, avait médiatiquement négligé les périphéries et même rejeté un temps les radios non autorisées au-delà des frontières du territoire national (on parlait alors improprement le plus souvent de radios périphériques). Ces dernières avaient une dimension eurorégionale ou transfrontalière avant l’heure. Parmi elles, on retrouvait Radio Adour Navarre, évidemment moins connue qu’Europe 1 ou RTL qui la rachètera en 1986, huit ans après sa création. Radio Adour Navarre émettait depuis l’Espagne, louant un temps d’antenne sur l’émetteur de Radio Popular de Loyola (San Sebastian), l’un des maillons du puissant réseau de la C.O.P.E. (Église espagnole).

Radio Adour Navarre fut la première station en France à diffuser des programmes en langue basque, remettant en question la barrière linguistique et symbolique qui interdisait jusque-là la cohabitation de deux langues aux statuts diamétralement opposés (une officielle, l’autre minorisée) sur l’antenne d’une radio.

Au début des années 80, le législateur ne permettra pas forcément l’adéquation entre les zones de diffusion des radios communautaires régionales et les espaces linguistiques, les « lieux anthropologiques » (identitaires, historiques, relationnels et souvent à cheval sur les frontières) auxquels elles se réfèrent (Augé, 1992 : 100).

Néanmoins les radios bascophones, contrairement à Radio Arrels en Pyrénées-Orientales, se sont bien accommodées de la limitation à un rayon maximum de trente kilomètres de leur émission. En effet, les aires de diffusion des radios associatives bascophones du Pays Basque de France correspondent chacune à une province (la Soule pour Xiberoko Botza, la Basse-Navarre pour Irulegiko Irratia et le Labourd pour Gure Irratia) ayant sa propre variante linguistique de l’euskara, sa propre trajectoire historique, sa propre littérature, ses traditions, une économie spécifique…

De la frontière séparatrice à l’émergence d’espaces tranfrontaliers de proximité

La frontière à travers l’Histoire de la radio en France, a rempli diverses fonctions et correspond à diverses acceptations. Elle fut tour à tour barrière géopolitique ou frontière-limite, frontière refuge, frontière-zone (de contact et d’échange). Comme les réseaux de communication aujourd’hui incarnés par Internet, oscillant entre fermeture et ouverture, contrôle et libération. Contrôle de l’information et de la parole, avec l’ancien monopole d’État sur la radiotélédiffusion, libération de l’information et de la parole avec les libres antennes incarnées par les radios libres à la fin des années 70, et avant elles les radios périphériques, hors frontières.

Plus particulièrement de la fin des années 60 à la fin des années 90, la radio doit jouer avec les frontières physiques, les ondes hertziennes se jouant d’ailleurs de celles-ci, sans pouvoir toujours échapper aux fourches caudines de TDF avec ses brouillages. Puis à partir du début des années 2000, si on excepte la première période de l’Internet grand public, celle des promoteurs des autoroutes de l’information sans péages, le local va pouvoir devenir global, la proximité devenir plutôt synonyme de continuité que de contiguïté. Autrement dit la proximité s’émancipe non seulement de la présence physique mais aussi de la dimension géographique.

À tel point que les frontières entre instances de production et de réception, entre diffuseurs et destinataires de l’information deviennent de plus en plus floues. La fonction informationnelle de la radio s’articulant de plus en plus avec une fonction expressive, communicationnelle qui amène certains observateurs, chercheurs sur les médias on-line à poser la question du passage de médias d’information à des médias de communication.

Les espaces périphériques frontaliers et transfrontaliers de proximité apparaissent aujourd’hui comme des espaces d’expérimentation de nouvelles formes de gouvernance, de participation, de médiation et de médiatisation.

Les médias locaux et (trans)frontaliers, plus que d’autres, à travers l’étude que l’on peut faire de leurs espaces de diffusion (étendue, densité, homogénéité), de couverture journalistique, de leurs contenus rédactionnels, de leurs représentations cartographiques (presse, télévision Internet) …, reflètent la diversité des modes de représentation, d’articulation et d’organisation des échelles de la réalité (du local au global).

Un traitement de l’information et des coopérations journalistiques faisant évoluer les représentations et relations à l’autre 

À travers l’information, mais aussi la mise en place de rendez-vous quotidiens (agendas culturels transfrontaliers pour les radios basques que catalanes, rediffusion de journaux de la radio autonomique Euskadi Irratia par la bayonnaise Gure Irratia), d’une conception séparatrice de la frontière, on a glissé clairement vers une conception de coopération, lisible notamment à l’inscription sur la scène régionale d’un espace transfrontalier reflétant les Eurorégions émergentes. Les radios communautaires abordent plus les préoccupations culturelles, linguistiques communes à des populations locales de part et d’autre de la frontière, les coopérations économiques, réseaux d’échanges et de solidarité. D’autres (les titres de la presse régionale comme LIndépendant du Midi ou Sud-Ouest, les radios locales publiques …) mettent aussi ou surtout en exergue les concurrences, les conflits (pêcheurs, maraîchers), les déséquilibres (réels) existant entre des régions périphériques françaises sous-développées d’un côté et la Catalogne, la Communauté Autonome Basque de l’autre.

Les radios communautaires régionales accordent une large place aux questions transfrontalières pour mieux célébrer les liens, l’unité » entre les peuples de part et d’autre de la frontière ; pour mieux réactiver le fait basque ou catalan. Néanmoins, l’usage des langues régionales par les médias dans l’espace transfrontalier, les espaces d’intermédiation (Eurorégions, Arc Atlantique …), ne doit pas être considéré comme un facteur de séparatisme, de déstabilisation des équilibres territoriaux et identitaires, mais plus comme un moyen de rapprochement, d’intercompréhension entre les États. Comme le précise Alain Viaut (1996 : 9), « le retour ou l’émergence de ces identités linguistiques, loin de contribuer à émietter les ensembles transmis par l’Histoire, trouve peut-être là une occasion de jouer un rôle de relais fonctionnel pour aider à dynamiser à leurs profit les nécessaires relations entre les actuels Etats membres de l’Union Européenne. » Ceci dit, les radios provinciales ou de « pays » (Gure Irratia, Xiberoko Botza, Irulegiko Irratia, Radio Arrels … en France ; Xorroxin Irratia, Euskal Herri Irratia … au sud des Pyrénées) sont également attachées à la préservation de la diversité linguistique, car elle est considérée comme une richesse pouvant être menacée par une standardisation ressentie, non sans raison, comme un risque d’uniformisation linguistique réalisée au nom d’une « nécessaire » modernisation ou rationalisation. Ce refus d’un moule unique, également observable en Roussillon, qu’imposeraient peu à peu les gouvernements autonomes, les Académies ou instituts linguistiques, les mouvements nationalistes dominants au sud des Pyrénées, est aussi le refus de néo-centralismes émergeants (Bilbao, Vittoria, Barcelone) au sein de l’Europe.

Les échanges, collaborations n’ont jamais cessé de s’intensifier entre les radios associatives en langues régionales, les radios publiques autonomes (ou autonomiques) et, parfois, les radios locales publiques françaises. On peut même remarquer des situations atypiques : Radio Occitanie (Toulouse), dont les ambitions pour les langues occitane (80% de la programmation) et catalane sont aussi bien locales qu’eurorégionales et internationales, diffuse un magazine d’informations de la station publique Catalunya Ràdio tous les soirs à 23H. Il s’agit de la reprise d’une émission diffusée via le satellite par la radio publique autonome. Par ailleurs, Radio Occitania propose entre autres un magazine en valencien (l’une des variantes linguistiques du catalan) …

Les polyphonies basques ou l’unicité dans la diversité à travers les programmes radiophoniques 

Les grilles de programmes des radios basques associatives nous offrent aujourd’hui une bonne idée du dialogue – parfois difficile – qui peut s’instaurer entre les différentes identités qui nous définissent, nous travaillent ou finissent par émerger en nous, depuis celle(s) héritée(s) de nos aïeux, de nos parents jusqu’au nouvel espace de sens européen, espace identitaire pluriel, encore flou, tentant de dégager un “Nous” construit autour de significations et de valeurs communes … Les radios basques n’ont pas toujours été des parangons de tolérance, d’acceptation de ce que l’autre pouvait avoir de différent, de singulier, ayant eu par le passé la tentation de se replier sur leur province. Mais ce qui les a d’abord rapproché, c’est le rejet d’un modèle – celui de l’État-nation français -, fondé sur une identité nationale et une langue unique, puisant ses racines dès le XVIIIème siècle dans un modèle de sociabilité où l’homme public des cercles politiques et culturels, puis l’opinion publique, se caractérisent par le principe que l’impersonnalité, la dissolution des particularités culturelles et sociales facilitent les échanges et un mode de communication centré sur le commerce des idées, la recherche du consensus[3] . Or, les radios basques, qui reflètent, revalorisent ces particularités, ne sont pas pour autant des médias du dissensus mais de l’expression d’une différence et, au moins les relais – au plus les acteurs -, d’un discours basé sur la reconnaissance de droits spécifiques passant d’abord par la reconnaissance de la singularité culturelle et linguistique du peuple basque.

Les principes fondateurs de l’idée de démocratie participative – décrits plus haut – ne sont pas antinomiques – au contraire -, avec ce qui fonde finalement le projet des radios basques ou en langues régionales, quand on y regarde d’un plus près : susciter de la réflexion et produire du lien social (à l’occasion d’événements notamment), de l’échange, du débat autour de l’actualité et de l’avenir culturel, associatif, politique … en Pays Basque ou dans tout lieu où se trouvent des basques, à l’image aussi de ce que propose Radio Pays à Paris avec son émission basque “Txalaparta Irratia”[4].

Les programmes de ces radios sont à géographie variable. Les expériences collaboratives et transfrontalières de Euskal Irratiak et d’Hitz Egin impliquant essentiellement des radios bascophones de part et d’autre des Pyrénées (mais aussi la catalane Radio Arrels)[5] – comme la mise en place depuis longtemps de plages d’information communes entre les trois radios bascophones – ne peut être interprété uniquement comme une tentative d’objectiver un espace culturel et linguistique unique.

Ces radios n’ont pas pour vocation de réécrire l’histoire, mais de créer des ponts entre des populations locales qui partagent au moins une même pratique linguistique et des traits culturels communs, au plus une conscience d’appartenance à un même territoire, autrement dit à un même espace identitaire, historique mais également relationnel, en partie grâce aux radios justement. Elles nous aident aussi à repenser le présent, celui de la décentralisation et d’une Europe qui est aussi celle des régions, et plus largement les recompositions territoriales et identitaires contemporaines qui se jouent aux frontières.

Entre radio militantisme et radio-citoyenneté : un courant alternatif de l’univers médiatique contemporain 

On retrouve toujours cette même évidence dans les discours de ces radios : elles sont autant celles de ceux qui les font que celles de ceux qui les écoutent. D’ailleurs, ces derniers, peuvent devenir l’espace d’une émission les co-producteurs des programmes radiophoniques. Le lien est fort, quasi-permanent et c’est aussi en cela que ces radios se distinguent de stations nationales publiques ou privées : l’auditeur n’est pas au mieux un “passant”, un visiteur occasionnel, mais au moins un citoyen concerné, au plus un militant convaincu de l’utilité de coopérer ou de travailler avec ces radios. Cet attachement aux radios associatives en langues régionales s’exprime notamment par des actes de solidarité et de soutien financier de la part des auditeurs.

Un fondateur d’Irulegiko Irratia, en 2002, déclarait de son côté que “la radio a évolué comme un “outil au service des gens”, conçu pour eux et par eux dans une perspective complice et participative”. L’un des souvenirs qu’il évoquait alors illustre ce rapport intime entre la radio et ses auditeurs : la première campagne de soutien financier en 1987, initiée après le vol de l’émetteur de la radio, avait été un réel succès et est depuis reconduite chaque année, procurant une ressource non-négligeable. Gure Irratia a même mis en place un système de virement automatique pour les auditeurs qui veulent soutenir financièrement la radio. D’autres radios communautaires se sont inspirées de cet exemple, notamment en Bretagne avec Radio Bro-Gwened, proposant à ses auditeurs sur son site Internet de remplir un formulaire de virement automatique ou d’effectuer un don, justifiant cet autofinancement par soucis d’assurer son indépendance.

On peut également insister sur le fait que ces radios n’hésitent pas parfois à laisser de la place à l’imprévu, à l’inconnu … à travers des prises de parole de citoyens qui ne se plient pas à des thématiques, à des formats d’émissions mais s’inscrivent dans des lieux familiers et/ ou symboliques, libérateurs de la parole. Une parole provoquée par la présence de la radio … Comme ce fut le cas par exemple pendant plus d’un an dans la commune d’Hasparren avec la mise en place les jours de marché d’un mini studio donnant l’occasion de discuter et d’échanger avec la population locale, afin de l’habituer notamment à l’installation d’un studio décentralisé de la bayonnaise Gure Irratia dans le centre culturel Eihartzea, à l’issu de cette prise de contact visant « à mesurer » les besoins de la population locale. Rien de commun en somme avec ces “Paroles d’auditeurs” – titre d’une ancienne émission qu’on pouvait entendre notamment sur France Bleu Poitou ou France Bleu Gironde -, qui comme d’autres émissions définissent au préalable les sujets collant à l’actualité – au mieux des questions à débattre – sur lesquelles les auditeurs sont invités à s’exprimer. Le terrain est alors déjà balisé …

Les radios basques, comme la catalane Radio Arrels, sont des médias engagés et non pas des médias activistes, ou alors ce serait les caricaturer, les réduire à ce qu’elles ne sont pas réellement ou en pointillé à la rigueur : le média activiste, en effet, est le porte-parole ou le vecteur direct du discours de mouvements sociaux contestataires, voire ici de mouvements politiques séparatistes (tel que EMA dans les années 90, proche d’Herri Batasuna, parti indépendantiste de la Communauté Autonome Basque à l’époque).

Les radios communautaires plus généralement – également bretonnes ou occitanes (Radio Clapas) – affichent une belle vitalité plus de 35 ans après l’aventure des radios libres (avec une forte professionnalisation parfois articulée à un réseau intense de bénévoles). Elles représentent il me semble une réelle alternative à la problématique actuelle d’une hégémonie des mass-médias pré-structurant et dominant l’espace public (Fabien Granjon (2001) parle de “médias centraux”) dans l’organisation de débats et de sondages censés non seulement refléter l’état de l’opinion publique mais, également, représenter un mode de participation des citoyens à la vie politique du pays.

Observée par ailleurs sur Internet notamment avec l’organisation de débats contradictoires, informés par des mouvements alter-mondialistes ou des « groupements protestataires orientés vers la défense de groupes à faibles ressources » (le DAL par exemple), cette situation n’est pas sans rappeler d’autres contextes historiques ou à côté d’une sphère publique hégémonique se formaient peu à peu des sphères publiques concurrentes ou plébéiennes[6].

Alors que par ailleurs les prises de parole des auditeurs se limitent le plus souvent à un registre critique ou interrogatif (voir notamment Cardon & Heurtin, 1999)- au mieux consultatif – utilisant les radios comme espace d’expression où s’exposent, s’opposent, se confortent des avis d’individus plus ou moins « anonymes », ces radios de la proximité dont les auditeurs sont loin d’être anonymes les uns pour les autres – car souvent largement investis dans la vie culturelle, sociale, politique locale – pourraient représenter encore aujourd’hui une alternative aux débats mass-médiatique. Ces médias, peut-être, pourront réellement contribuer à l’émergence d’un espace public ni dominé par la sphère politique, ni dominé par une sphère sociale autonome (dépolitisée), mais un espace public équilibré, entre la société civile et les pouvoirs politiques pouvant être favorisé notamment par la revalorisation par ces médias des structures traditionnelles de socialisation (fêtes traditionnelles, rituels …).

Perspectives – les radios associatives à un tournant de leur Histoire 

Nous sommes indéniablement à un tournant décisif (Cheval et Wuillème, 2008), au niveau des modes d’écriture, de production et de pratiques radiophoniques.

Au préalable il faut déjà préciser ce qui rapproche et différencie les radios locales des « webradios locales » (issues du local), tant du point de vue des caractéristiques de diffusion, de réception, que du point de vue des contenus et services mis à disposition des publics …

Il apparaît clairement dans le tableau ci-dessous que la webradio présente des avantages en termes de diversification et complémentarité des contenus proposés, grâce à la diversité des médias utilisés. De même en termes de pratiques elle offre une plus grande souplesse et autonomie aux publics qui ne subissent plus la linéarité du média de flot traditionnel (en hertzien), mais peuvent sélectionner, réécouter, consulter de manière asynchrone les contenus proposés par la webradio (direct, écoute en ligne différée, podcasts …). Enfin si la radio locale hertzienne offre un périmètre de diffusion et une interactivité limités, la webradio peut élargir son audience, penser ses contenus en fonction d’un public localisé ou global, et a les moyens techniques de créer de l’interactivité (réactions, dialogue, participation en ligne) donc de devenir un média de communication à part entière. Leur dimension communautaire est importante. Les radios locales associatives – en particulier celles qui offrent une réelle alternative du point de vue de l’information, de l’animation et de la participation des publics -, hertziennes ou on-line, ont une dimension communautaire indéniable, étant pensées et faites à la base pour une communauté spécifique ou pour favoriser le dialogue, l’interconnaissance … entre différentes communautés. Néanmoins le web offre plus de possibilités de faire vivre une communauté ou de produire une communauté on-line spécifique autour de la radio elle-même.

Il est cependant évident que la radio FM est à ce jour plus performante en termes d’accessibilité et mobilité sur un plan technique et économique.

Critères

Radio locale 

(diffusé en mode hertzien)

Webradio locale

1. Média(s) utilisé(s) Son Son, écriture, image, image animée
2. Temporalité de consultation Synchronie, linéarité Asynchronie, consultation fragmentée
3. Périmètre de diffusion Local Global
4. Interactivité 1/5 4/5
5. Création et animation d’une/des communauté(s) 3/5 4/5
6. Accessibilité 4/5 (récepteurs payants mais pas chers et multiformes, écoute gratuite) 2/5 (récepteurs payants -smartphones, accès payant -> abonnement Internet)
7. Mobilité 4/5 (postes de radio portables et miniaturisés) 2/5 (Internet mobile non encore généralisé)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Soyons objectifs. Si l’usage du web, y compris pour les radios associatives, devient une constante du point de vue de la diffusion, en revanche l’ère de la « radio 2.0 » n’est encore qu’un lointain objectif pour beaucoup de radios indépendantes. Toutes les radios n’ont pas amorcé le tournant numérique. Par exemple ce n’est pas le cas de l’ensemble des radios associatives en Pyrénées Atlantiques. Il faudrait pouvoir disposer d’une cartographie du web complète et mise à jour pour les radios on-line (d’origine hertziennes) sur le territoire français, afin d’en saisir les disparités et pouvoir en identifier les causes ou les raisons.

La rupture numérique concerne aussi les diffuseurs, autrement dit les radios associatives. Même s’il peut exister des résistances, des réticences face à la technique, cette inégalité d’accès et de développement d’applications web est essentiellement liée à une inégalité au niveau des moyens financiers, des équipes plus ou moins importantes et disponibles, des compétences, ce qui pose toujours la question de la professionnalisation ou d’une certaine expertise sur les deux derniers points. À ce propos, on peut observer et distinguer trois types d’acteurs autour des radios associatives : les bénévoles (assurant pour partie l’animation de l’antenne, le fonctionnement technique), les professionnels et les auditeurs (apportant parfois un soutien logistique, financier … nécessaire à  la survie de la station). Seulement il y’a toujours eu une certaine porosité entre ces trois catégories. Il est artificiel de vouloir distinguer ceux qui écoutent ces radios de ceux qui les font. Avec l’actualité mais surtout les perspectives d’une diffusion multi-supports, la multiplication des moyens de communication utilisés, cette indistinction devient d’autant plus flagrante.

Par ailleurs, la déterritorialisation de la radio – surtout quand elle ne peut plus s’exprimer librement – est rendue de plus en plus possible par la numérisation des techniques de production, de diffusion, le développement de webradios, de nouveaux médias 2.0 permettant en même temps de donner une plus grande place aux auditeurs et à des pratiques participatives. Ces nouvelles réalités aujourd’hui posent entre autres la question de la frontière entre ceux qui font la radio et ceux qui l’écoutent (ou la regardent aujourd’hui avec « le second écran ») (Esquenazi, 2009)

Bibliographie 

AUGÉ Marc, Non lieux- Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.

CARDON Dominique, HEURTIN Jean-Philippe, La critique en régime d’impuissance. Une lecture des indignations des auditeurs de France Inter, In Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains (Dir. François B. et Neveu E.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, pp. 85-119.

CHEVAL Jean-Jacques et WUILLEME Bernard (dir.), La radiodiffusion aux tournants des siècles, Lyon, Dédale Editions, 2008, 263 p.

ESQUENAZI J-P., Sociologie des publics, Paris, La Découverte, 2009.

GRANJON Fabien, L’Internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Rennes, Apogée, 2001.

HABERMAS Jürgen, « L’espace public”, 30 ans après. In Quaderni. N° 18, Les espaces publics, Automne 1992, pp. 161-. 191

JENKINS Henry, La culture de la convergence, des médias au transmédia, Armand Colin, INA, 2013.

QUERE Louis, Des miroirs équivoques, Aubier-Montaigne, Paris, 1982.

RICAUD Pascal, Des espaces médiatiques transfrontaliers de proximité, in Représentations du transfrontalier (Dir. Angeliki Koukoutsaki-Monnier), Questions de Communication (Coll. Actes), 2011, pp. 123-134.

RICAUD Pascal, « Les radios communautaires de la FM à Internet », In La radio : paroles données, paroles à prendre, Revue MédiaMorphoses n° 23, INA/Armand Colin, Juillet 2008, pp. 45-48.

VIAUT Alain, « Gérer le plurilinguisme : regards croisés sur des réponses (France-Espagne) », Diglossie et plurilinguismes, LENGAS n° 39, Montpellier, CNRS, pp 7-35, 1996.

 


[1] Ces nouveaux médias ont contribué à la réactivation de langues minoritaires à nouveau prises en compte et revalorisées dans une Europe oeuvrant pour la reconnaissance et le respect de la diversité linguistique de la Communauté.

[2] Confédération Nationale des Radios Associatives

[3] “Impossible aussi d’oublier que la substitution de la légitimité de l’opinion publique à celle du pouvoir monarchique à cette époque suppose une déprivatisation de la parole émise en public : pour témoigner de sa puissance universelle et fondatrice, l’opinion s’est déliée de toute attache sociale [et culturelle pourrions-nous rajouter] particulière.” (QUERE, 1982 : 50).

[4] “La TXALAPARTA, sorte de tam-tam basque, servait dans l’antiquité pour répandre les nouvelles à travers vallées et montagnes. Aujourd’hui, Txalaparta Irratia veut perpétuer cette tradition et devenir l’instrument de communication entre les basques résidant en région parisienne, les informer et les relier à la réalité sociale, économique, politique et culturelle d’EUSKAL-HERRIA”. (source : site Internet de Radio Pays)

[5] Ce réseau est présenté comme une force face aux « médias officiels ». En particulier, chaque radio réalise une émission mensuelle d’une demi-heure pouvant notamment « faire écho des différentes luttes qui se déroulent dans une région » et l’adresse aux autres radios membres du réseau. Les radios communautaires font part de leurs revendications et inquiétudes à l’occasion des textes signés à la fin de chaque réunion du réseau et adressés sous forme de motions au ministre de la culture, au premier ministre….

[6] Ainsi on peut citer entre autres l’analyse de Günther LOTTES portant sur les jacobins londoniens au XVIIIe siècle et sur la formation d’une sphère publique plébéienne ” à partir de la culture populaire traditionnelle, s’est développée sous l’influence des intellectuels radicaux et sous les conditions de la communication moderne (presse d’opinion), une nouvelle culture politique, avec ses propres formes d’organisation et ses propres pratiques” (HABERMAS, 1992 : 165).

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    By: Pascal Ricaud

    Professore associato in Sciences de l’Information et de la Communication presso l’Università François Rabelais di Tours. Tra i suoi campi di ricerca le radio associative locali negli spazi di frontiera con particolare attenzione alle loro trasformazioni in web radio. Redattore capo e coordinatore del progetto «RadioMorphoses», rivista online del GRER (Groupe d’Etudes et de Recherche sur la Radio), tra le sue pubblicazioni recenti, «Analyser la radio en termes d’effets», in Analyser la radio : concepts, objets et méthodes, F. Antoine (ed.), Manuel sur la radio, Editions De Boeck, 2016, «Les radios communautaires en ligne : permanence et évolution des modes de participation et de mobilisation des publics», in Sciences de la Société n° 94, Dossier “Médias, engagements, mouvements sociaux”, décembre 2015 e con N. Smati, «Les nouveaux modes de relation des journalistes à leurs publics. Les usages numériques chez les journalistes de RFI », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], n° 7, novembre 2015, URL : http://rfsic.revues.org/1484.

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