INTRODUCTION :
Les événements de Mai 1968 marquent un tournant pour la société française auxquels les médias audiovisuels n’échappent pas[1]. Aux cours de ce printemps 1968, la radio joue un rôle particulier, notamment les radios périphériques, RTL et surtout Europe n°1 alors surnommée « Radio Barricades ». Les manifestants se servent de cet outil pour organiser la manifestation et se prévenir d’éventuels dangers. Les auditeurs découvrent et apprécient un ton radiophonique direct et des sujets nouveaux en phase avec leurs aspirations et leurs craintes[2]. Cependant, après 1968, ces aspirations sont brimées : le nouveau président, Georges Pompidou, réaffirme son adhésion à la doctrine gaulliste selon laquelle l’ORTF est « la Voix de la France » et place la structure sous la tutelle directe du premier ministre. Son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, marque une rupture en démantelant l’ORTF en plusieurs sociétés. Cependant ce geste libéral ne permet pas de séparer définitivement le pouvoir politique des médias audiovisuels[3]. La réforme de l’audiovisuel public semble impossible.
Au même moment, à partir du milieu des 1970, les aspirations populaires formulées dans le sillage de Mai 1968 rencontrent une nouvelle technologie : la modulation de fréquence (la FM). La miniaturisation des émetteurs et le désintérêt des radios nationales de l’époque pour une technologie FM de diffusion locale permettent à différents groupes de la société civile de participer au renouveau profond du paysage radiophonique français. Le président Giscard d’Estaing et son ministre de la culture et de la communication, Jean-Philippe Lecat, tentent de punir tout contrevenant au monopole d’Etat sur la radiodiffusion[4]. Les expérimentations radiophoniques en dehors des médias d’Etat se multiplient : les militants écologistes créent Radio Verte Fessenheim, un groupe d’amateurs de reggae produit Radio Ivre à Paris, et les anarchistes émettent sur Radio Trottoir à Toulon. L’élection de François Mitterrand en 1981 et l’euphorie qu’elle suscite conduisent à l’explosion du nombre de radios libres en France. Après avoir tenté de maintenir le brouillage, le pouvoir socialiste reconnaît que la situation est irréversible : des radios libres d’initiatives populaires s’imposent.
C’est dans ce contexte d’émulation que nait Radio Libertaire, la radio de la Fédération anarchiste à Paris. Elle émet pour la première fois le 1er septembre 1981. Une poignée de militants anarchistes peu expérimentés s’engagent dans cette nouvelle aventure médiatique. Leur projet consiste à diffuser les idées anarchistes auprès d’un large public grâce à la FM. Mais cette création ex-nihilo d’une radio, et l’engouement rapide qu’elle semble susciter chez le public parisien, obligent les anarchistes à être mobilisés dans tous les domaines liés à ce projet radiophonique. Ils doivent créer une installation technique viable, obtenir une dérogation des pouvoirs publics afin d’assurer l’existence légale de leur radio[5] et lever des fonds afin d’assurer le fonctionnement de la radio. Ils doivent enfin et surtout créer des programmes radiophoniques de toutes pièces. C’est ce dernier aspect que je vais étudier ici en détail.
Cette étude à partir du cas de la programmation de Radio Libertaire propose d’investir un domaine historiographique nouveau, celui de la programmation des médias audiovisuels. Ainsi, si l’étude des programmes radiophoniques a été jalonnée d’importants travaux ces dernières années (le documentaire radiophonique[6], la radio de nuit[7], la programmation musicale[8], une journée d’étude dédiée à Paris en 2012[9]), il n’en va pas de même de la programmation globale des radios. Devenue une fonction essentielle dans les médias, la programmation est un objet historique encore mal défini[10]. La programmation et ses acteurs (les programmateurs ou directeurs d’antenne) apparaissent au cours des années 1980 avec la multiplication des chaines : désormais les chaines doivent affirmer leurs identités dans un contexte médiatique de plus en plus concurrentiel. A la télévision, les premiers programmateurs deviennent des figures centrales du développement des chaines (Pierre Wiehn à Antenne 2, Albert Mathieu à Canal +, Etienne Mougeotte sur TF1). Dans le domaine radiophonique, cette fonction devient prépondérante dans les stations professionnelles comme amateurs, mais il n’existe pas actuellement de travail historique sur la programmation globale d’une radio sur le temps long. Récemment, des études ont été menées sur des programmations de radios à la durée de vie très brève. Elles permettent d’appréhender la nature maniable et réactive de la programmation radiophonique dans un moment de crise sociale (Radio Lorraine Cœur d’Acier[11]) ou dans une moment d’ébullition éphémère des radios libres (Carbone 14[12], Radio Mango[13]). Cependant, la radio est aussi un média avec une programmation de flux ; un média du quotidien inscrit dans la durée. Dans le cas de Radio Libertaire, les anarchistes développent des émissions originales pour leur radio. Ces émissions sont progressivement agencées dans une grille des programmes dont la vocation est d’être stable et pérenne afin de diffuser sur le temps long les idées anarchistes. Cette gestion des programmes répond à plusieurs objectifs : elle doit respecter les objectifs éditoriaux fixés par la Fédération anarchiste tout en tenant compte des contraintes matérielles, humaines et administratives inhérentes à une radio militante. Cette présentation doit permettre de comprendre les modalités de la construction progressive de la programmation globale et pérenne d’une radio libre à travers le cas de Radio Libertaire.
- De la ligne éditorial à la programmation de Radio Libertaire.
- La ligne éditorial de la radio des anarchistes.
A la suite de la Loi du 9 Novembre 1981 qui autorise les dérogations au monopole d’Etat de la radiodiffusion, les anarchistes rédigent un dossier de demande de création d’une radio en FM. Ce dossier, rempli au tout début de l’année 1982, nous donne une synthèse de ce qu’est la ligne éditoriale de Radio Libertaire à ses débuts :
« Objet principal des émissions : Diffuser la pensée anarchiste – dernière science sociale née au siècle dernier – et les idées libertaires. Faire découvrir une pensée trop bafouée et tronquée (et qui continue de l’être) par l’ensemble des medias qui la présente comme un doux projet irréaliste ou encore comme synonyme de terrorisme. Dévoiler au public la richesse de la chanson et de la musique d’expression française contrairement à l’ensemble des moyens de radiodiffusion qui diffuse de la musique d’expression anglo-saxonne pour un public francophone ! »[14]
L’idée est donc de légitimer leur pensée dans l’espace public. Les autres medias sont perçus par les anarchistes comme des prismes déformant la réalité et l’acuité de la pensée anarchiste. Les animateurs veulent proposer une vision «authentique» de l’anarchisme à un large public. La chanson française, poétique et politique, tient également une place importante au sein des émissions de Radio Libertaire.
- Les invités au cœur des premiers programmes.
Les anarchistes cherchent à traduire ce projet éditorial en grille des programmes. Au départ, c’est l’invité qui est le cœur des émissions. Les premiers invités sont des militants d’un certain âge, c’est-à-dire des militants confirmés du mouvement anarchiste. Ce sont eux qui donnent la couleur de la radio. Les programmateurs trouvent dans la radio un véritable outil de transmission de la mémoire et de la pensée libertaire. D’autre part, les anarchistes ouvrent leurs micros aux artistes et aux acteurs de la culture alternative. Inenvisageable au départ, cette ouverture s’est avérée inévitable. Les animateurs réalisent après quelques émissions qu’il est nécessaire d’entrecouper les émissions politiques, d’émissions plus légères. Mais, cette ouverture à la culture s’est faite de manière tout à fait contrôlée et les animateurs ont rapidement accueilli des artistes sympathisants du mouvement anarchiste. Les programmateurs positionnent Radio Libertaire à la fois comme une radio politique avec un discours libertaire mais aussi comme une radio des arts avec une ouverture très forte permise l’accueil d’artistes et de chansonniers[15].
Rapidement, les anarchistes réalisent que leurs émissions sont trop dépendantes des invités. Les programmateurs, parmi lesquels Joël-Jacquy Julien, redoutent l’ennui des auditeurs si les invités ne réussissent pas l’exercice oral imposé par le media radiophonique. Les anarchistes réalisent que certains invités n’ont pas tous la même « valeur radiophonique »[16] ni la même capacité personnelle à subjuguer l’auditoire installé derrière son poste de radio. Afin de donner du rythme aux premières émissions, qui durent plus de quatre heures autour d’un seul invité, les programmateurs anarchistes entrecoupent les moments de dialogue avec des chroniques sur des thèmes libertaires (l’abolition des prisons, l’esperanto, le syndicalisme).
- Les critiques des militants anarchistes contre les programmateurs de la radio.
Après avoir pallier ses premières difficultés, les programmateurs doivent faire face à de nombreuses critiques au sein de la Fédération anarchiste. Robert, un militant de la Haute-Vienne s’explique :
« Je distingue Radio-FA et radio libre libertaire. Quand j’écris « vraiment libre » et « indépendante de tout parti », ce n’est pas par rapport à RL mais aux radios libres existantes qui véhiculent beaucoup d’aliénation (sous-marins politiques, radios gauchistes, hiérarchisées,…). Radio Libertaire n’est pas non plus une radio vraiment libre puisqu’il faut être adhérent de la FA ou invité par elle pour y participer. »[17]
En effet, chacun n’a pas accès au média radiophonique mis en place par la Fédération. La Fédération anarchiste est un corps politique constitué avec des règles, des principes et des pratiques propres. Il n’est donc pas question pour les militants anarchistes d’inviter d’autres organisations politiques ou religieuses qu’ils considèrent comme aliénantes sur le plan moral et politique. Selon eux, tous les autres courants d’idées ont déjà le droit à la parole dans les autres medias tandis que les idées anarchistes seraient mises au ban. Cependant, ces critiques de l’entre-soi et d’une certaine forme de censure sont rapidement balayées par la nécessité d’une ouverture de la programmation de la radio aux autres organisations anarchistes.
- La nécessaire ouverture de la programmation de Radio Libertaire aux organisations amies de la Fédération anarchiste.
- Une ouverture de la programmation par défaut aux organisations amies.
Rapidement, les militants radioteurs réalisent qu’il est nécessaire de trouver de nouveaux invités afin d’éviter l’ennui de l’auditeur. Or, la fédération anarchiste qui compte quelques centaines de militants se retrouve rapidement à court d’invités. Les programmateurs décident alors d’inviter des organisations proches de la Fédération anarchiste, d’abord comme simples invités puis comme producteurs d’émissions. C’est ce qu’explique Floréal Melgar, membre fondateur et programmateur de Radio Libertaire, au micro de Joseph Confavreux, producteur de l’émission Megahertz sur France Culture.
« Joseph Confevreux : Est-ce que Radio Libertaire était conçue comme l’équivalent parlé du journal le Monde libertaire, c’est-à-dire pensé comme l’organe de la Fédération anarchiste, qui parlait surtout aux sympathisants anarchistes ?
Floréal Melgar : Non, alors c’est justement ce qui différencie Radio Libertaire, même encore aujourd’hui, je pense, du journal le Monde Libertaire. Le Monde Libertaire était avant tout un journal militant, avec les qualités que cela comporte, mais aussi les gros défauts, alors que Radio Libertaire a été conçue de manière plus ouverte, même si c’est quelque chose qui n’a pas été pensé, théorisé, avant que nous donnions naissance à Radio Libertaire. Cela a été un petit peu par la force des choses. Nous avons commencé à trois animateurs, mais très vite, et d’ailleurs par obligation, puisque l’une des premières décisions du gouvernement a été d’imposer aux radios existantes d’émettre, je crois douze heures par jour. Il a fallu grossir cette équipe d’origine. Des copains sont arrivés mais même ces copains militants de la Fédération anarchiste qui sont venus nous épauler ne suffisaient pas à remplir la grille de programmation. Nous avons quand même établi une vraie grille de programmation et donc il a fallu faire appel à des gens qui étaient sympathisants, évidemment, mais qui n’étaient pas des militants encartés de la Fédération anarchiste. »[18]
Cette ouverture aux autres courants libertaires, associatifs comme syndicaux, est d’abord un choix par défaut, sous le double effet de la faiblesse des effectifs de la Fédération et des nouvelles dispositions législatives. En effet, les forces militantes de la Fédération anarchiste sont très restreintes et les militants des groupes fédérés s’épuisent à la tache. De plus, à partir d’avril 1982, la Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle impose aux radios candidates à une dérogation une production minimum de contenus originaux: quatre-vingt-quatre heures par semaine sont exigées, soit douze heures par jour. Avec ce nouveau règlement, la Haute Autorité veut favoriser les regroupements entre radios existantes sur la bande FM parisienne. Mais, les anarchistes ne souhaitent pas « se marier » de force avec des radios qui pourraient être en contradiction avec leurs messages politiques. Ils incitent donc des organisations amies à créer leur propre association radiophonique au sein de Radio Libertaire afin d’obtenir ensemble une fréquence commune :
« Il paraît nécessaire, même si elles ne nous prêtent rien, d’étendre nos heures grâce à des organisations amies : car pour l’autorisation il sera sans doute tenu compte du nombre d’heures d’émissions originales et du degré associatif de la station. La forme : laisser le studio à disposition avec un militant responsable reste malgré tout aléatoire. Il faudrait peut-être s’orienter vers une formule un peu comme l’émission en espéranto : un jour précis de la semaine, une orga [organisation] est invitée régulièrement en plus des heures d’émissions normales de la FA. Ceci résoudrait déjà l’extension des heures. »[19]
Cette proposition de Julien est présentée au comité de relation de la Fédération anarchiste par Christian Michel, du groupe Sacco Vanzetti, en charge des relations extérieures. Le comité accepte la proposition. Radio Libertaire se réorganise de toute urgence. L’invité quotidien, qui constitue la tranche 18h – 22h, reste le cœur du dispositif de programmation mais désormais les émissions s’étendent de 6h à 24h tous les jours[20]. Le total des heures d’émissions est quadruplé en quelques semaines. L’augmentation semble démesurée, même en invitant des organisations amies à venir faire leurs émissions sur la fréquence de la Fédération. Les militants se plient aux règles administratives afin d’optimiser leurs chances d’obtenir une dérogation.
- L’ouverture fait la force de la programmation de Radio Libertaire.
Cette ouverture par défaut devient la force de Radio Libertaire grâce à une véritable agrégation de tous les courants libertaires au sein d’une même œuvre de propagande. Les syndicalistes de la CNT et de la CFDT, les libres penseurs, les espérantistes, les unions de consommateurs, l’Union des Pacifistes de France et la Ligue des Droits de l’Homme se joignent au projet de radio des anarchistes et produisent des émissions dans leurs domaines de spécialités. Certains journalistes voient une réussite dans la programmation de Radio Libertaire. André Laude, par exemple, poète et critique littéraire de sensibilité anarchiste, fait l’éloge de cette programmation ouverte à l’ensemble du mouvement anarchiste dans les Nouvelles littéraires :
« Il eût été impensable que la « sensibilité libertaire » ignorât le raz-de-marée des « radios libres ». […] Emanation militante de la Fédération anarchiste, « Radio Libertaire » ne veut pas s’enfermer dans le simple rôle de porte-voix de la FA. Radio de la « voix sans maitre », comme elle se présente avec un net clin d’œil du coté du show-biz, elle prétend exprimer, d’un point de vue « libertaire », les réactions aux activités multiformes de l’humanité, de la guerre sociale à la chanson, du cinéma à la presse, du théâtre à la vie quotidienne, etc. »21
Proposer une analyse libertaire de l’actualité sociale et faire des propositions anarchistes dans les différents domaines de la vie sociale pour édifier une société anarchiste, sont les objectifs de Radio Libertaire. Le message des anarchistes semble donc compris et sa couleur politique est clairement identifiée sur la bande FM parisienne. Il faut donc revenir sur les raisons de cette réussite.
- L’augmentation et la diversification des programmes de Radio Libertaire.
A partir de Février 1982[21], les militants de la Fédération anarchiste décident de quadrupler leur volume d’heures de programmation afin d’obtenir une fréquence pleine pour eux et les organisations amies qu’ils accueillent à l’antenne. Deux stratégies complémentaires sont alors retenues pour augmenter et diversifier le nombre de programmes. Dans un premier temps, les rubriques et les chroniques qui étaient jusque-là incluses dans l’émission l’Invité quotidien deviennent des émissions à part entière. Dans un second temps, les militants de la Fédération anarchiste invitent des organisations amies à prendre les commandes de certaines émissions.
- les chroniques deviennent des programmes autonomes.
Les programmateurs transforment la chronique sur l’histoire des l’anarchisme en une émission autonome : la mémoire sociale,animée par Stéphane Carel. Selon lui, le premier objectif du programme est de présenter le rôle des anarchistes dans l’histoire : pour illustrer son propos, l’animateur rappelle que les anarchistes dénonçaient déjà les goulags et la dictature en URSS en 1920. La mémoire sociale doit empêcher les « nous ne savions pas »[22]. Deuxièmement, l’émission doit aussi permettre de rétablir « la vérité » sur le mouvement ouvrier et social dans son ensemble (la première internationale, les camps de concentration fascistes en Espagne) et plus particulièrement sur l’anarchisme (les propositions concrètes de société). Les animateurs mettent particulièrement en avant les analyses de Proudhon contre celles de Marx.
Les prisons sont également un sujet récurrent sur les ondes de Radio Libertaire. Des émissions sont sporadiquement organisées puis elles deviennent régulières à partir de Février 1982. Le premier à orchestrer régulièrement des émissions sur les prisons est Roland Fornari. Il anime l’émission Riz Complet, les mercredis de 8h30 à 14h. En janvier 1983, l’émission disparaît mais le thème perdure. Cyrille du Groupe Fresnes-Antony et Térésa Lozano reprennent le sujet et créent l’émission Prison. Elle est hebdomadaire et a lieu tout les samedis de 19h à 21h. L’objectif de l’émission est de sensibiliser les auditeurs à la question de l’abolition des prisons. Les anarchistes considèrent qu’elle est le « véritable miroir d’une société où règnent l’injustice et l’inégalité les plus totales, la prison apparaît comme le lieu où s’exacerbent les contradictions d’un ordre social incapable de résoudre les problèmes qu’il engendre. […] L’instauration d’une société d’hommes égaux fera que l’institution carcérale disparaitra »[23]. La prison et son abolition est pour les anarchistes l’un des combats qui doit mettre fin à la société de classes. La prison est pour les anarchistes un révélateur de la société de classes, résultat de la domination d’une classe bourgeoise soucieuse de préserver sa propriété.
« Quand je pense aux prisons d’aujourd’hui, c’est que, naturellement, les choses ont dû changer, mais que, sur le fond, la prison ne peut être que ce qu’elle est. Les hommes qui s’opposent aux prisons entendaient une lettre où on parlait des salauds en prison. Mais ces salauds sont le résultat, l’addition de vingt siècles d’abrutissement, de fausse morale, de tout ce qui peut être de plus dégoutant dans les rapports des hommes avec les autres et naturellement c’est très difficile à changer. J’entends souvent, « Mais Maurice, toi, ta société anarchiste, il y aura-t-il ou n’y aura-t-il pas de prisons ? ». Bien sûr que je pense qu’il ne doit pas y avoir de prisons. Mais je sais bien que les hommes qui rentreront demain dans la société nouvelle, ils auront été construits, ils auront été faits non pas à travers une société anarchiste mais par une société bourgeoise, qui a été une société de classe, qui a été une société d’exploitation, qui a été une société de prisons. Ces gens là, ils viendront dans une société nouvelle et ils viendront avec toutes ces choses qu’ils portent en eux, sur leurs épaules, qui seront lourdes. Ce sera difficile. […] Mais il faut dire une chose, c’est que les structures morales, théoriques, les structures particulières même des sociétés, elles engendrent les comportements et qu’on peut surtout compter que sur une transformation des attitudes à travers des changements intérieurs de comportements. Ce n’est pas facile ! »[24]
Selon les anarchistes, les prisons sont des instruments de la classe économique dominante afin d’opprimer ceux qui tenteraient de contester leur mainmise sur les instruments de production. Afin d’expliquer les enjeux de l’abolition des prisons, les animateurs invitent des professionnels du milieu carcéral et des individus engagés. L’émission se veut également un lien entre l’intérieur et l’extérieur des prisons et les détenus sont invités à envoyer leurs courriers et à proposer des choix musicaux[25]. Mais cette émission n’est qu’une émission parmi d’autres mises en place par les anarchistes afin de changer la société, puisque les prisons ne sont que l’un des outils de la classe dominante selon Maurice Joyeux :
« Toutes les fois qu’il y aura un problème d’autorité qui se posera, quand des gens refuseront l’autorité, on les mettra en prison. On est dans une société où tous les réformateurs voient les choses par le petit bout de la lorgnette : les uns veulent supprimer l’armée, les autres veulent supprimer la justice, les autres veulent supprimer les prisons,… mais tout cela, c’est de la connerie, vous ne supprimerez pas cela, ce qu’il faut c’est supprimer la société de classe. Parce que la société de classe, si vous la supprimez pas, elle a besoin de la justice, elle a besoin de l’armée, elle a besoin des prisons, elle a besoin des différences de classes. Par conséquent, tous ceux qui avec beaucoup de bonne volonté veulent supprimer un morceau de cet outillage de classe se casseront forcément les reins, on fait la révolution ou alors on vit naturellement les inconvénients du système de classe qui vous exploite. »[26]
Les thèmes abordés par Radio Libertaire répondent au souci de donner un point de vue libertaire sur l’actualité des luttes ou bien à faire des propositions concrètes pour construire la société future. Les émissions sur l’espéranto se placent à la croisée de ses deux intentions. L’espéranto est l’une des langues internationales les plus pratiquées dans le monde (l’autre étant le Volapük). Cette langue créée par Ludwik Zamenhof à la fin du XIXe siècle a pour but de résoudre Babel. Faciliter la communication entre les hommes à l’aide d’une seule langue internationale[27]. L’espéranto présente aussi l’avantage d’être « anationale » : elle n’est pas directement rattachée à une nation et permet ainsi d’éviter les phénomènes de domination culturelle liés à la pratique d’une langue nationale. L’espéranto n’est d’ailleurs pas la propriété des seuls anarchistes ; il est pratiqué par de nombreux individus dont les opinions politiques, philosophiques et morales sont très variées. La rubrique espéranto de Radio Libertaire est donc le reflet de l’ensemble des individus et des organisations qui pratiquent cette langue. Malgré cette diversité politique des espérantistes, le but pour les anarchistes n’en est pas moins clair : l’espéranto est un outil révolutionnaire[28]. La mise en onde d’une telle rubrique doit permettre selon son auteur de faire connaître l’espéranto aux auditeurs de Radio Libertaire et d’informer les espérantistes pratiquants de l’évolution du mouvement.
Les émissions d’histoire du mouvement social, de lutte contre les prisons et d’espéranto, ne sont que des exemples parmi bien d’autres : les chroniques sur le féminisme, sur les sciences, sur le cinéma et sur la musique deviennent également des émissions autonomes afin de dilater l’espace radiophonique occupée par Radio Libertaire afin d’obtenir une dérogation.
- Les organisations amies dans la programmation régulière de Radio Libertaire.
Après avoir développé les chroniques en émissions autonomes, les militants de la Fédération anarchiste invitent des organisations amies à participer à la programmation hebdomadaire de la radio. Cet apport de force militante nouvelle doit permettre de soulager le petit nombre de militants de la Fédération anarchiste et aussi d’enrichir les contenus des programmes.
La première organisation amie invitée est la Confédération Nationale du Travail Espagnole (CNTE), qui anime à partir de la fin Janvier 1982, une émission d’information en espagnol sur l’histoire et l’actualité du mouvement anarchiste espagnol de 14h à 18h les samedis[29]. Le gain est triple pour les programmateurs. Le nombre d’heures de programmation est augmenté sans que cela consomme des forces militantes de la Fédération. A cela s’ajoute le fait que la CNTE utilise ses propres moyens (journaux, tracts) pour faire connaitre la radio[30]. Enfin, sa participation permet d’entrevoir de meilleurs rapports internationaux entre les deux organisations[31].
La formule s’étoffe peu à peu et dès la rentrée de Septembre 1982 : les samedis de 14h à 14h45, le groupe anarchiste d’origine chilienne, Pedro Noscalo Arratia, informe les auditeurs de la situation politique en Amérique Latine en français puis en espagnol de 14h45 à 15h30. De 15h30 à 18h, c’est la CNTE qui s’empare du micro pour donner des informations sur l’anarcho-syndicalisme et la chanson vivante espagnole. La CNTE dénonce au cours de ces émissions l’attitude du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) et de l’Union Générale des Travailleurs espagnols (UGT) qui veulent des syndicats verticaux et intégrés à la française. Un créneau est attribué à la CNTE, les lundis de 18 à 22h. L’émission s’intitule l’encre noire de l’Histoire. Elle est en française et en catalan. Des informations sur le mouvement social espagnol sont données pendant une heure. Des thèmes divers sont ensuite traités : l’histoire des anarchistes espagnols (La révolution espagnole, le 6e congrès de la CNTE), et la littérature (Borges, Garcia Lorca). Radio Libertaria a également cherché à faire des duplex avec des radios libertaires espagnoles, mais en Espagne, seuls les quotidiens peuvent avoir une radio FM[32].
Le programmateur Christian Michel propose, en plus de la CNTE déjà en place, d’inviter la Libre Pensée. La Libre Pensée est une organisation au long cours. Son histoire croise parfois celle des anarchistes : Louise Michel fit partie du mouvement de libre pensée. Ce mouvement d’idées, né au milieu du XIXe siècle, repose sur le rejet de tout dogmatisme religieux ou philosophique. Le seul fondement de pensée possible ne peut être que la raison, au sens kantien du terme. Ce refus de toute autorité morale et particulièrement religieuse est le lien qui rassemble les anarchistes et les libres penseurs.
« La religion, à son tour, contribue à détruire chez le peuple tout esprit de révolte. Aussi la plupart des anarchistes ont-ils accordé à la lutte contre l’Eglise et les religions une place de premier plan qu’E. Reclus justifie ainsi : « historiquement, la terreur de l’inconnu, origine de la religion, me paraît avoir précédé le régime de la propriété privée. Si l’homme a tant de peine à se révolter contre l’injustice, c’est qu’il se sent toujours dominé par le mystère. » »[33].
Certains militants, à l’instar de Roland Bosdeveix, participent à la Fédération anarchiste et à la libre pensée[34]. Depuis la fin de l’année 1982, la Libre Pensée anime donc l’émission La grasse matinée tous les dimanches de 9h à 12h. C’est une émission anticléricale dont la focale cible principalement la foi chrétienne et particulièrement catholique, comme en témoigne le choix du jour et de l’heure. Il semble que très peu de critiques soient menées contre la foi judaïque et la foi musulmane. Les outils utilisés afin de transmettre les thèses de la Libre Pensée sont les chansons, les poèmes et l’humour anticlérical (Perret, Coluche, Colette Renard). L’équipe de la grasse matinée continue ensuite avec une émission intitulée La chanson de Paris, tous les dimanches de 12 – 14h. L’émission a pour slogan « Nos armes sont les chansons ». Les animateurs choisissent des chansons françaises à texte afin de dénoncer la gentrification de Paris. Ils veulent également rendre hommage à Paris et sa banlieue en interviewant des survivants de ces époques révolues[35].
A partir de Novembre 1982, la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) débute une émission principalement juridique, les 1er et 3ème mercredi de chaque mois[36]. Cette organisation n’est pas libertaire mais elle partage le combat de la Fédération anarchiste dans le domaine de la dignité humaine et de la justice sociale. Issue de l’affaire Dreyfus, cette organisation s’illustre dans la défense juridique des plus vulnérables. Elle a participé à de nombreux combats : lutte pour la reconnaissance des immigrés sans papiers, lutte pour le droit des femmes à l’avortement et l’abolition de la peine de mort. L’émission sur Radio Libertaire permet de diffuser certaines des leurs positions[37].
Quelques semaines plus tard, Amnesty international, des journalistes du magazine de santé L’Impatient, l’Association Force Ouvrière Consommateur (AFOC) ainsi que des artistes rejoignent la grille des programmes de Radio Libertaire.
CONCLUSION :
Radio Libertaire est une radio de propagande pour les idées anarchistes et un outil au quotidien pour les luttes sociales. Cette ligne éditoriale se traduit dans une programmation qui prend forme par à-coups. Au cours des quatre premiers mois, la programmation se résume à une émission quotidienne, de 18h à 22h, intitulée l’Invité quotidien. L’émission s’articule autour d’invités, issus des luttes sociales ou de la culture anarchiste. Ces luttes ou ces travaux sont entrecoupés de musique, principalement de la chanson française à texte. Les décrets de la loi du 9 Novembre 1981, relatif à l’abrogation du monopole, imposent une programmation hebdomadaire originale de 84 heures. Dans l’esprit du législateur, ce grand nombre d’heures doit obliger les radios existantes à se regrouper afin d’assurer une telle programmation. Mais les anarchistes refusent et décident d’intégrer des associations amies dans leur programmation afin d’atteindre le quota exigé sans épuiser les militants de la Fédération. Les chroniques de L’invité quotidien deviennent alors des émissions de plusieurs heures. Cette stratégie est complétée par l’arrivée d’organisations amies à l’antenne. La CNTE, la Libre Pensée, la LDH, des revues d’arts et l’AFOC viennent renforcer les rangs des animateurs. Cette programmation permet à Radio Libertaire de connaître un certain succès d’audience. Cette programmation positionne Radio libertaire dans le nouveau paysage radiophonique en FM, à la fois comme un média de propagande pour les idées anarchistes, mais aussi comme un média ouvert qui propose des informations au quotidien dans tous les domaines de la vie sociale.
[ http://www.grer.fr/ ], janvier 2009, 19 p.
[2] TUDESQ André-Jean, « La radio, les manifestations, le pouvoir », pp. 137-160, in Mai 68 à l’ORTF, Comité d’Histoire de la Télévision / Radio. France / INA, Paris : La Documentation française, 1987
[3] BACHMANN Sophie, L’éclatement de l’ORTF, Paris, L’Harmattan, 1997, 419 p.
[4] LEFEBVRE Thierry, La bataille des radios libres, 1977-1981, Paris, INA / Nouveau monde, 2008
[5] CHAUVEAU Agnès, L’audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, 543 p.
[6] DELEU Christophe, Le documentaire radiophonique, Bry-Sur-Marne Paris, INA-L’Harmattan, 2013.
[7] BECCARELLI Marine, les nuits du bout des ondes : introduction à l’histoire de la radio nocturne en France 1945 – 2013, Bry-Sur-Marne, INA, 2014, 330 p.
[8] Glevarec Hervé, « Le format et le titre. Programmer dans les radios musicales », Journée d’études La programmation radiophonique, organisée par Hervé Glevarec, Nicolas Becqueret et Laurent Gago dans le cadre de l’exposition « Radio », Grer, 24-25 mai.
[9] Journée d’études La programmation radiophonique, organisée par Hervé Glevarec, Nicolas Becqueret et Laurent Gago du Groupe de Recherches et d’études sur la Radio (GRER) dans le cadre de l’exposition « Radio » au Musée de Arts et Métiers de Paris, 24-25 mai 2012.
[10] GROLLERON Anne, « Les programmateurs » dans JEANNENEY Jean-Noël (dir.), L’écho du siècle. Dictionnaire historique de la radio et de la télévision en France, Paris, Hachette Littératures-Arte éditions, Pluriel, 2001, 815 p.
[11] HAYES Ingrid, Radio Lorraine Cœur d’Acier, Longwy, 1979 – 1980 : les voix de la crise : émancipations et dominations en milieu ouvrier, Thèse sous la direction de Michel Pigenet, 2011, 870 p.
[12] LEFEBVRE Thierry, Carbone 14, légende et histoire d’une radio pas comme les autres, Bry-sur-Marne, INA, 2012, 218 p.
[13] DÉSIRÉ Aude, Radio Mango : histoire d’une radio libre antillaise en région parisienne, 1982-1992, Paris, l’Harmattan, 2010, 163 p.
[14] Dossier de « Demande de création d’une radio en modulation de fréquence par dérogation au monopole d’Etat de la radiodiffusion », daté du 18 Février 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite « 1982 ».
[15] CONFAVREUX Joseph, « Que reste-t-il du temps des radios pirates » avec la participation de Antoine LEFEBURE, Floréal MELGAR et Thierry LEFEBVRE dans Megahertz, 59 min, France Culture, Paris, 17 Juillet 2010, 44e minute.
[16] JULIEN Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », 5 Janvier 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite 1981.
[17] Robert, Liaison nord Haute-Vienne, « Contribution au congrès du Havre », Bulletin intérieur, n° 194, p. 25.
[18] CONFAVREUX Joseph, « Que reste-t-il du temps des radios pirates » avec la participation de Antoine LEFEBURE, Floréal MELGAR et Thierry LEFEBVRE dans Megahertz, 59 min, France Culture, Paris, 17 Juillet 2010, 48e à 49e minutes.
[19] JULIEN Joël-Jacky, lettre à Radio Ivre, Radio La bulle, Radio Solidarité et Fréquence Gay, 9 Décembre 1981, Archives de la Fédération anarchiste, Fonds Radio Libertaire, Boite 1981.
[20] FONTLUPT Jocelyne, « 84 Heures minimum », Le Monde Libertaire, 4 Février 1982, p. 11.
[21] « L’organisation de radio libertaire », Bulletin intérieur, n° 193, Avril 1982, p. 33.
[22] Les animateurs de la mémoire sociale, Lettre adressée au Monde, le 15 Mars 1983.
[23] Térésa et Cyrille, « Prison », Monde Libertaire, 31 Mars 1983, p. 11.
[24] JOYEUX Maurice, invité de l’émission Prisons, le 19 Novembre 1983.
[25] MELGAR Floréal, « Aux Taulards », Monde Libertaire, 17 Septembre 1981, p. 10.
[26] JOYEUX Maurice, invité de l’émission Prisons, le 19 Novembre 1983.
[27] JANTON Pierre, L’espéranto, Paris, PUF, 1994, 128 p.
[28] PEYRAUT Yves, « Radio Libertaire : Esperanto Rubriko », Monde Libertaire, 7 Janvier 1982, p. 7.
[29] Monde Libertaire, 4 Février 1982, p. 11.
[30] Compte-rendu du Comité de Relations du 6 Février 1982, Bulletin intérieur, n° 192, Mars 1982, p. 1.
[31] Compte-rendu du Comité de Relations du 6 Février 1982, Bulletin intérieur, n° 192, Mars 1982, p. 1. 48. MICHEL Christian, « Rapport annuel des relations extérieures 81/82 », Bulletin intérieur, n° 193, Avril 1982, p. 17 – 32
[32] L’équipe de Radio Libertaria, « Radio Libertaria 89,5 MHz – radio libre en lengua castellana agrupada con Radio-Libertaire-Paris, Radio-Liberté, Radio-Esperanto. », Monde Libertaire, 19 Mai 1983, p. 11.
[33] MAITRON Jean, Le mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992, vol. 2, p. 156.
[34] LENOIR, Hugues, « Bosdeveix Roland », Maitron des anarchistes, à paraître, 2013.
[35] Angelo, « les dimanches matins sur R-L – 89,5 FM (sur paris et proche région) », Monde Libertaire, 5 Mai 1983, p. 11.
[36] « Prochains invités de R-L », Monde Libertaire, 11 Novembre 1982, p. 11.
[37] AGRIKOLIANSKY Eric, La Ligue Française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945, Paris, L’Harmattan, 2002, 387 p.